A propos de la traduction

Le texte qui va suivre et que j’ai trouvé par un heureux concours de circonstances, qui est tiré d’une revue spécialisée sur le théâtre L’Avant Scène Théâtre et dont j’ai pris connaissance en 2010, pourrait servir de précepte à tous les traducteurs, y compris dillétants comme moi, qui n’ont pas le niveau pour servir de grands textes littéraires comme la célèbre pièce du dramaturge irlandais John Millington Synge.

A l’époque je me remettais à l’anglais, une langue que j’avais étudié mais ensuite négligée pendant de nombreuses années, mais je n’imaginais pas encore que j’allais faire des traductions. Cette idée m’est venue vers 2016/2017.

Il révèle que tout traducteur doit servir le texte qu’il traduit ainsi que son auteur et non pas mettre son grain de sel pour se rendre intéressant. Se positionner, en tant que traducteur, au dessus de l’auteur et de son texte, est une attitude stupide et arrogante qui dénature le texte original.

L’autre problème bien exposé par J.M. Déprats est l’ignorance de la culture dont est issu le texte qu’on traduit. Ici, ce problème est aggravé par le parisianisme et le centralisme à la française. On imagine qu’un idiome de l’anglais (ici l’anglo-irlandais mais cela pourrait être un idiome de l’anglais parlé aux États-Unis, en Australie, etc.) est forcément paysan et donc ridicule. Le parisianisme a aussi l’effet d’assimiler une variante locale de l’anglais à de l’argot de titis parisiens. C’est un peu comme si un Londonien traduirait en anglais un roman écrit en français se déroulant dans un quartier pauvre de Port-au-Prince ou dans la campagne provençale du début du XXe siècle avec le parler cockney sous prétexte que le français utilisé est imagé ou pittoresque.

C’est quelque chose dont tout traducteur devrait tenir compte. Un texte en langue étrangère est un voyage dans une autre culture et ne correspond pas à sa culture propre, qu’elle soit nationale ou locale.

Il s’agit en fait d’avoir de l’empathie, au pur sens du terme : autrement dit, essayer de se mettre dans la tête de celui qui a écrit le texte que l’on traduit.

Cela n’est pas toujours facile mais c’est quelque chose que l’on doit garder à l’esprit. J’espère ne pas trop m’écarter de ces sages préceptes !

Rien que le titre est une mauvaise traduction, c’est pourquoi Déprats a proposé « L’enjôleur des Terres de l’Ouest« 

Né en 1949 à Albi, Jean-Michel Déprats est traducteur de théâtre, spécialiste de Shakespeare.

Note sur la langue de Synge et la présente traduction

Par Jean-Michel Déprats

La traduction est par nature, défaillante, entachée d’un sentiment d’insuffisance, de trahison. Dès que l’on pose l’acte de traduire comme une captation du sens, l’adhérence obstinée du sens à la lettre se rebelle contre l’évidence de ce transfert. Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Mais devant Le Baladin du Monde Occidental, le traducteur se sent particulièrement défaillant. Intraduisible, l’œuvre l’est réellement pour des raisons qui tiennent à l’idiome utilisé et recréé par Synge. L’anglo-irlandais dans lequel la pièce est écrite est un dialecte irlandais de l’anglais structuré en profondeur par la syntaxe d’une autre langue, le gaélique. Ce métissage de deux langues en contact – lexique anglais (à part quelques vocables) synthaxe gaélique – est impossible à transposer en français. Dans les pays où les régions de bilinguisme ou de parler dialectal (Québec, Belgique, Louisiane, Antilles, Afrique francophone…) on peut imaginer – il en existe – des adaptations du Baladin du Monde Occidental. Encore que le croisement des langues s’effectue le plus souvent sur le mode de la contamination lexicale, non sur celui de la superposition d’une syntaxe autochtone et d’un lexique étranger. Mais il y a pas d’équivalent imaginable en France et les parlers régionaux sont difficiles à manipuler. Comme l’écrit François Regnault (1) « la domination du français en France depuis quelques siècles fait ouïr dans toutes les tentatives d’introduire en lui des tournures et des mots patoisants la voix d’une inévitable Bécassine. » De surcroît l’utilisation, même habile, des parlers dialectaux français – fût-ce le breton – créerait des effets indésirables. On ne peut pas faire dire « Fouchtra ! » (6) à un brigadier du latium. De même choisir de faire parler picard ou gascon un paysan irlandais, c’est faire apparaître « physiquement » un Picard ou un Gascon, non un paysan irlandais dans l’imaginaire du spectateur. J’ai songé un temps à « inventer » un parler paysan composite, fait d’un montage de locutions dialectales ou patoisantes dont l’origine n’eût pas été reconnaissable. Mais outre que cette recherche aurait nécessité des mois de documentation et d’expérimentation que l’urgence d’une commande ne m’a pas offerts, je ne suis pas certain que le résultat eût été théâtralement satisfaisant. L’effet d’obscurcissement du texte n’eût guère été évitable.

Il n’en reste pas moins qu’il faut marquer la différence de l’anglo-irlandais à l’anglais et rendre compte de la langue de Synge, difficulté essentielle que la plupart des traductions antérieures ont eu tendance à éluder. La première traduction de la pièce, celle de Maurice Bourgeois (2), offre un décryptage philosophiquement exact (3) mais est totalement dépourvue de lyrisme. Elle naturalise, francise, abrase l’insolite langage irlandais et se contente de proposer à l’aide d’élisions et de tournures faussement patoisantes et rurales (« oui-da… Je ne vous le disais-t-y pas… Je ne m’en vas pas ») un parler populaire peu crédible. La traduction de Fouad El Etr (4), d’une plus belle verve poétique, est moins fiable sur le plan linguistique. Tout en préservant la folie et la sauvagerie de l’œuvre, elle opte pour un niveau de langue relaché, vulgaire ou familier à la sauce citadine et contemporaine. Pegeen « casserait la gueule (would knock the heads) des deux premiers venus dans le village. » Michael James demande : « Tu allais te tirer, hein ? » (You’d be going, is it?). Il y est question de bicoque, de feuille de chou, du type en face, de flics, là où Synge parle de maison, de journal, de l’homme là-bas, ou de gendarmes. La langue de Synge n’est par argotique ou familière, la vulgarité lexicale ne rend pas l’étrangeté de l’idiome utilisé. Car même si les expressions employées étaient – et parfois sont – courantes en Irlande, elles restent bizarres ou inhabituelles par rapport à la langue de base qui est l’anglais. C’est aussi un irlandais plus irlandais que nature. Seule la traduction injustement méconnue de François Régnault (5) tente d’introduire dans le français la différence de l’anglo-irlandais à l’anglais. Elle s’oblige à conserver l’ordre des mots original et parvient à créer des effets expressifs ou étranges en pratiquant un littéralisme de bon aloi. Cette littéralité toutefois baroquise le texte et génère un effet de littéralité maniériste obscurcissant le sens et gommant l’efficacité rythmique et musicale de la pièce. Le choix du tour « Or lui marchant sur le monde » pour rendre l’anglo-irlandais and he walking par exemple opacifie un texte qui est d’un style moins sophistiqué.

Profitant pour ma part de l’apport de mes devanciers et conscient de m’inscrire dans une chaîne, j’ai tenté de conjuger immédiateté et étrangeté, compréhension et insolite, oralité et brisures rythmiques. La forme que la syntaxe du gaélique imprime dans l’anglais parlé en Irlande se caractérise par la densité, l’élimination des mots outils, des articulations grammaticales, l’anglo-irlandais substituant par exemple la coordination à la subordination, supprimant les relatifs, utilisant l’inversion et la relance. Plus encore qu’un sociolecte paysan, cela crée une langue brute, plastique, intense de par sa concentration même. C’est cela surtout que j’ai cherché à rendre, usant constamment d’anacoluthes, de torsions syntaxiques et de ruptures rythmiques. Sans que ce travail de l’insolite se fasse aux dépends de la clarté de l’écoute. Comme dans mes traductions shakespeariennes, j’ai été particulièrement attentif à la systématique du texte au plan du mot, de la prosodie et du rythme, traduisant notamment un mot répété par le même mot en français. Car la composition musicale de l’œuvre est rigoureuse. La récurrence des mêmes mots ou expressions (destroyed = exténué ou tué, the like of him, God help me, surely, the lot of you, the way = de sorte que, etc) produit un effet d’orchestration thématique, rythmique et tonale qu’il faut préserver. Toutefois la traduction ne peut pas toujours se penser en termes de symétrie et, sur certains points, traduisant par exemple l’expression the like(s) of you/them (= du genre de…) dont Syne use et abuse, par la même locution légèrement incorrecte du français parlé « un pareil que toi/des pareils qu’eux, » j’ai jugé qu’une trop grande rigueur devenait raideur et l’exactitude trahison. J’ai parfois opté pour un tour expressif différent. La musicalité de l’œuvre, c’est aussi la profusion d’effet allitératifs délibérés que j’ai presque toujours essayé de rendre.

Il reste – je l’ai dit – un immense sentiment de défaillance, mais aussi l’espoir que le plaisir du traducteur communiquera à l’auditeur l’émerveillement né de la (re)découverte d’un si grand texte.

(1) Qui analyse de façon plus complète et plus fine les particularités de la langue de Synge dans l’introduction qui précède sa traduction (voir note 5)

(2) Gallimard, Librairie Théâtrale, Collection Éducation et Théâtre, 1942. Cette traduction date de 1913.

(3) Je remercie pour ma part Mme Christiane Jospeph, Maître de conférence à l’Université de Nanterres et M. Mark Mortimer, professeur à l’Institut britannique, d’avoir relu mon manuscrit avec vigilance et de m’avoir aidé de leurs suggestions et de leurs critiques. Tous deux sont spécialistes de la langue et et de l’œuvre et l’œuvre de J.M. Synge.

(4) La délirante, 1974. Dessins de Raymond Mason ou illustrations de Topor selon les éditions.

(5) Ornicar. Bibliothèque du Graphe, 1975.

(6) Fouchtra est une interjection supposément auvergnate, sauf que les Auvergnats ne l’ont jamais employé. C’est une moquerie venue d’un imaginaire « parisien » du début du XXe siècle. Forcément, dans une traduction, cela ferait désordre.

Source : L’Avant-Scène Théâtre. N° 859. Décembre 1989.

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